Lorsque l’on est dans la circonstance où je me trouve, on commence généralement par une longue litanie de titres, d’appellations et de fonctions, qui s’achève invariablement par « Mesdames, Messieurs… » Vous me permettrez de contourner cette difficulté et de ne pas vous infliger cette énumération délicate, respectueuse des hiérarchies, des équilibres subtils et du protocole, et de vous dire tout simplement « mes chers amis ». Car c’est à une véritable fête de l’amitié franco-helvétique où nous convie ce soir Presse Suisse, en prélude à la mise en scène, à Montreux, de la force tranquille qui nous unit : La Francophonie.

 

Lorsque Valérie m’a fait le plaisir de me proposer de lui remettre l’insigne de Chevalier dans l’Ordre des Arts et Lettres, je me suis demandé si j’étais vraiment la personne la plus qualifiée pour le faire. En effet, la Présidente de Presse Suisse méritait d’être directement décorée par Vincent Peyregne, le conseiller du Ministre de la Culture et de la Communication, qui a attiré l’attention de Frédéric Mitterrand sur les qualités de la récipiendaire. Je salue la présence parmi nous de ce familier des bords du Lac qui a tant fait, au cours des récents Etats Généraux de la Presse Ecrite Française pour que le président Sarkozy se déclare favorable à l’investissement sans restriction des Suisses dans les journaux hexagonaux.

 

Cette décoration, Valérie aurait légitimement pu demander à Jacques Pilet, ici parmi nous, de la lui épingler non seulement parce qu’il est dignitaire du premier de nos ordres nationaux, la Légion d’Honneur mais aussi parce que cet esprit en perpétuelle quête d’ouvertures est un exceptionnel découvreur et éleveur de talents. Et bien sûr, c’est à Jacques que l’on doit l’entrée dès  1989 de la directrice générale du Temps dans la famille des éditeurs. Cette distinction, notre officier du jour, Théo Bouchat, aurait pu également la parrainer lui qui comme directeur de Ringier Romandie a validé et conforté le contrat signé à Valérie par l’un de ces multiples météores qui traversent notre profession Azeline Van Zwaay. Un Théo Bouchat, qui avant beaucoup d’autres a perçu l’importance de donner aux femmes la première place dans les journaux, d’Ariane Dayer à l’Hebdo à Sandra Jean au Matin.

 

Si cet honneur me revient ce soir, c’est sans doute parce que la directrice générale du Temps a souhaité se conformer à l’usage qui veut que l’on prie les responsables de son entreprise en droit d’officier de célébrer les faits d’armes des meilleurs. Administrateur du Temps où je représente le plus modeste actionnaire, Le Monde, je me suis d’autant plus mobilisé que j’ai eu le privilège depuis vingt ans de suivre, pas à pas, l’irrésistible ascension de Valérie Boagno. En effet, ma première rencontre date de 1990, à Palexpo, sous l’égide de l’incontournable Pierre-Marcel Favre que je salue, qui nous avait réquisitionné pour préparer une nouvelle édition du Salon du Livre et de la Presse.

 

Pour éviter que le rituel de cette cérémonie ne s’éternise, je ne vous retracerai pas l’itinéraire parcouru sur les chapeaux de roues par celle que PME Magazine qualifiait en mars dernier de «  la femme la plus puissante de la presse suisse ». Je soulignerai que pour une fois, un jugement romand est partagé des deux côtés de la Sarine puisque, cet automne, le réputé Schweizer Journalist a choisi Valérie comme la « Medienmanagerin » de 2010. Cette unanimité rare traduit l’empathie qui caractérise si bien notre preux chevalier du jour. Dès 2006, en réunissant en une marque unique Presse Suisse et Schweizer Presse, elle affirmait « Nous avons constaté que ce qui nous sépare est moins important que ce qui nous rapproche ».

 

En vous adoubant comme «  chevalière », la République Française reconnaît votre chevauchée fantastique des Cahiers de l’Hebdo au Temps en passant par L’Illustré et surtout le Nouveau Quotidien où Jacques Pilet avait fort besoin de votre enthousiasme pour séduire les annonceurs toujours frileux devant l’innovation éditoriale et marketing. Tout naturellement, le 30 juin 2006, vous succédez à Tibère Adler à la présidence de Presse Suisse où vous acceptez de vous mettre au service de vos pairs.

 

Chevalier : un terme qui parle, et pas seulement à l’imagination des gamins qui se rêvent revêtus d’une armure combattant sur leur fier destrier. Au départ, les chevaliers étaient des gendarmes : les gendarmes de l’Eglise qui tentaient de ramener la paix entre ses sujets d’Occident. Pas si éloigné de votre rôle de médiatrice entre des éditeurs divisés et des autorités toujours plus envahissantes. Il s’agissait d’hommes de bien, capables de manier les armes de leur temps.

 

Femme de bien, capable de manier les armes de son temps. S’il s’agit, par une connaissance exhaustive de toutes les facettes du métier, par une intense pratique du terrain, d’être capable de sentir l’attente des lecteurs et des annonceurs ainsi que d’anticiper les préoccupations des actionnaires, s’il s’agit de manier les concepts pour assurer et conforter les titres qui participent à la diffusion des connaissances et aux débats de la démocratie, s’il s’agit de le faire avec cette loyauté et cette rectitude qui justifient la totale confiance qui lui est faite, alors je connais évidemment une élégante figure en particulier qui mérite cette appellation de chevalier. On m’aura compris.

 

Je reviens aux chevaliers en général. C’est eux qui, plus tard firent régner l’ordre nécessaire au long pèlerinage qui conduisait au tombeau du Christ. Je l’ai dit, gens d’armes et gens de bien, ils furent les casques bleus chargés de sécuriser les accès aux lieux saints. Et d’assurer, si je peux dire, le service après-vente. De là vient la création des ordres : de Rhodes, de Malte, de Saint-Jean…

 

Ces ordres furent astucieusement récupérés par les souverains qui y virent le moyen de s’entourer de gens sûrs et fidèles. C’est, en Bourgogne si voisine, Philippe le Beau qui crée la Toison d’or, ou en France, Louis XI qui crée l’ordre de Saint-Michel. Un ordre très resserré, puisque 36 gentilshommes seulement y sont admis. Il en va de même aujourd’hui des Arts et des Lettres. Les promotions y sont restreintes : les Arts et Lettres étant réservés à des effectifs limités.  C’est une décoration rare et recherchée, créé en 1957 et préservée de la grande lessive des ordres ministériels en 1958 grâce à André Malraux.

 

En vous distinguant, notre Ministre de la Culture et de la Communication a voulu, chère Valérie, rendre hommage à votre combat intime pour le français, votre première langue maternelle que votre itinérance familiale vous a fait un moment délaisser au profit d’une autre belle langue latine l’italien. Mais vous y êtes revenue assez vite avec la passion que l’on sait que vous mettez dans toutes les entreprises où vous vous engagez. Peu savent que vous aimez vous plonger dans nos bons auteurs de Sagan à Duras en passant par Angot , Groult et Gavalda .Des femmes au style incisif qui marquent leur époque. Parmi les hauts faits que vous revendiquez, il n’y a pas seulement des slogans publicitaires percutants ou des hors séries apporteurs de précieuses recettes, il se trouve aussi la publication de nombreux livres sous la marque du Temps notamment. Ici comme ailleurs, vous aviez un train d’avance sur nombre de vos confrères qui cherchent  désespérément des produits dérivés.

 

En vous gratifiant d’une distinction dans l’Ordre des Arts et des Lettres, chère Valérie, enfin la plénitude de vos vertus est reconnue.

 

 Depuis le début de votre carrière, certains se méprennent sur votre vraie nature en vous réduisant à une magicienne des chiffres, au niveau des pages de pub naguère, dans le cadre des budgets aujourd’hui. Valérie, vous êtes une femme de lettres car vous vous intéressez aux contenus. Pour vous les journaux ne sont pas des produits mais de véritables êtres vivants. Preuve de cette implication profonde dans la créativité éditoriale, ce Temps des Femmes, le 1° février 2008 où vous avez réuni 60 grandes dames qui comptent dans votre quotidien. Vous réinventiez les Salons Littéraires de l’époque classique d’où fusaient les idées qui allaient peu à peu changer le monde.

 

Réussir cette alchimie qui rallie à votre panache tant de personnes qui naturellement ne cohabiteraient pas, parvenir sans heurter à obtenir la confiance des journalistes habituellement si soucieux de défendre leur pré-carré relève de l’Art, la seconde corde à l’arc de vos potentialités. Demain, je n’en doute pas d’autres décorations viendront  récompenser les multiples talents que vous nous cachez encore. Vous allez continuer à nous surprendre car comme le notait, lors du Forum des 100 de 2008, l’Hebdo vous appartenez à la famille des authentiques bâtisseurs, ceux qui pour créer n’hésitent pas à se mettre en risque permanent plutôt que de rester confortablement protégés dans le carcan des états majors.

 

« Il n’y a que des questions qu’il faut transformer en solutions «  affirmiez vous voici quelques années montrant combien votre approche est constamment celle d’un entrepreneur qui positive même les difficultés. Bien que très sollicitée, vous demeurez à l’écoute de l’autre sans pour autant vous éloigner de votre ligne directrice car dites vous,  «  il y a 36 raisons de finir à l’hôpital tous les jours, c’est pourquoi j’ai appris à rester zen.

 

Je ne saurai mieux vous définir que vous-même lorsque pour Bilan vous analysiez les qualités d’un bon dirigeant, faisant inconsciemment votre auto-portrait : « Un leader doit avoir un solide bagage technique. Impossible de s’imposer si l’on n’est pas un expert dans sa branche d’activité. Mais il y a bien sûr tout le reste, la curiosité, l’énergie, la générosité, l’esprit d’ouverture, la passion, l’engagement ». Tout est dit.

 

Tout, Sauf  sur ce lien profond qui vous unit à la France par la langue mais aussi par

l’action sans pour autant renier vos origines italiennes. Sans cesse, vous avez posé des passerelles avec l’Hexagone. Je me souviens de l’époque du Nouveau Quotidien où avec vous et Jacques Pilet, nous allions frapper déjà à la porte de Courrier International. Pour dessiner la maquette du Temps, à l’origine, vous faites appel à un cabinet parisien animé comme il se doit par une québecquoise, francophonie oblige, Nathalie Baylaucq. Ces dernières années, vous avez apporté votre regard indépendant et lucide au jury du Grand Prix de la Presse Magazine successivement présidé par l’académicien Eric Orsenna et par le journaliste et écrivain Patrick Poivre d’Arvor. Actuellement, vous oeuvrez à arrimer le savoir faire des éditeurs et des universitaires romands au projet Media 21 que développe Vincent Peyregne pour nous permettre de survivre à la révolution numérique.

 

Le Temps que vous dirigez désormais fait d’ailleurs renaître de ses cendres, le prestigieux quotidien de référence de la III République, l’ancêtre du Monde, fondé en 1861 par un alsacien, protestant libéral, Auguste Nefftzer, où Hubert Beuve Méry fit ses classes. De même que vous avez su valoriser Au cœur du Temps, le prestigieux héritage du Journal de Genève, en 2001, en accueillant dans votre capital Le Monde, vous permettez aux Français d’afficher la continuité des ses grandes institutions de Presse.

 

Rien que pour cette œuvre de réconciliation vous méritez amplement d’entrer dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

 

 

Valérie BOAGNO,

au nom du Ministre de la Culture et de la Communication,

par les pouvoirs qui me sont conférés

je vous fais chevalier dans l’ordre des Arts et Lettres.

 

Lausanne, le 21 octobre 2010