Frontaliers

La Suisse, un eldorado précaire

On appelle cette région du Jura suisse « la Petite Sibérie ». L’hiver, les températures y dégringolent jusqu’à moins 40°. Le climat économique est, quant à lui, beaucoup plus clément : entre la commune de Locle et celle de la Chaux de Fonds, les usines sont flambant neuves et le taux de chômage ne dépasse pas 6 %. Un niveau bien en dessous des 9,7 % de chômeurs en France. Attirés par ces bonnes conditions, quelque 11 400 travailleurs français patientent quotidiennement dans les bouchons pour passer la frontière et aller travailler dans l’horlogerie de cette région ouvrière helvétique. Mais derrière la vitrine attrayante des salaires élevés et du faible taux de chômage, se cachent des conditions de travail souvent plus difficiles qu’en France, et surtout un marché du travail hyper flexible.

En France, on compte au total 350 000 frontaliers, des personnes qui vivent sur le territoire national et travaillent dans un pays limitrophe

En France, on compte au total 350 000 frontaliers, des personnes qui vivent sur le territoire national et travaillent dans un pays limitrophe. Leur première destination est la Suisse : 175 000 résidents français travaillent dans la Confédération, principalement dans les cantons de Genève, de Bâle et de Neuchâtel, dans de nombreux secteurs comme celui de l’industrie - dont l’horlogerie - de la construction, de la finance, de la santé ou de l’hôtellerie.

« Le boom du travail frontalier a commencé avec l’accord de 2002 qui l’a libéralisé en mettant fin aux quotas1. Il découlait aussi de la volonté suisse d’avoir recours à des frontaliers, plutôt que d’augmenter le nombre de résidents de manière exponentielle », analyse Guy Vandel, administrateur à l’Amicale des frontaliers basée à Morteau (25). Si on ajoute le mouvement de désindustrialisation dans l’Hexagone dans les années 2000 et la crise financière de 2008, le nombre de pendulaires a explosé plaçant la Suisse très loin devant le Luxembourg, l’Allemagne et la Belgique. « A Morteau, de nombreux frontaliers sont issus d’une reconversion professionnelle. On trouve des ouvriers de chez Peugeot à Sochaux Montbéliard, qui ont suivi une formation en horlogerie, mais aussi de l’industrie en Moselle ou du Nord », confie Lucie, une DRH du secteur de l’horlogerie qui a souhaité rester anonyme.

Salaires élevés

Il suffit parfois qu’un proche, cousin ou ami, en parle pour se décider à tenter l’aventure : « C’est un eldorado, je ne vais pas dire le contraire, continue Lucie. J’ai commencé en bas de l’échelle, pour finalement devenir DRH au sein d’un grand groupe, sans avoir jamais étudié les ressources humaines. En France, ce serait impossible. Et les salaires sont mirobolants ». Le canton de Neuchâtel, qui est le seul en Suisse à avoir adopté un Smic, l’a fixé à 3580 euros brut2, le salaire minimum le plus élevé au monde.

Le canton de Neuchâtel, qui est le seul en Suisse à avoir adopté un Smic, l’a fixé à 3580 euros brut

Rémunérés en franc suisse, les frontaliers ont aussi bénéficié d’une hausse supplémentaire de leurs salaires réels de 4,8 % par an entre 2009 et 2016, soit 39 % en cumul, même si ce gain a diminué récemment avec la baisse du franc suisse. En effet, en janvier 2015 la Banque centrale Suisse a décidé laisser flotter le franc suisse, c’est-à-dire de ne pas le maintenir volontairement à un certain taux de change avec l’Euro notamment. Avec pour conséquence, une baisse de la monnaie suisse.

Le paradis salarial est cependant à relativiser : « Il faut prendre aussi en compte le temps de travail plus élevé, entre 40 et 42 heures par semaine, les quatre semaines seulement de congés par an, l’absence de Comité d’entreprise, une durée de cotisation de 44 ans pour la retraite à taux plein, l’assurance maladie qui est à la charge du salarié, les coûts de transport/frais réels élevés et la précarité…  », souligne Lucie.

Sentiments anti-frontaliers

A cela s’ajoute le fait d’évoluer dans un pays où l’accord de libre circulation des personnes cristallise les tensions sociales. Après le succès de la votation fédérale3 du 4 février 2014 contre l’immigration de masse, visant à instaurer l’immigration choisie et la préférence nationale, un sentiment anti-frontaliers s’est développé dans plusieurs cantons. Le Tessin et Genève, en particulier, ont opté pour la « préférence cantonale » à l’embauche de résidents dans les administrations et emplois subventionnés. 

« Le recours au permis G  [le permis frontalier NDLR] exerce une pression sur les salaires des emplois peu qualifiés ou très qualifiés, à la stagnation voire à la baisse »

« Si aucun effet de substitution n’a été observé – les frontaliers répondent à un besoin de main d’œuvre non résolu -, le recours au permis G  [le permis frontalier NDLR] exerce malgré tout une pression sur les salaires des emplois peu qualifiés ou très qualifiés, à la stagnation voire à la baisse dans certains cas individuels. Cette réalité a brisé le front syndical sur la défense des frontaliers, notamment dans le secteur industriel à la Chaux de Fonds », explique Alessandro Pelizzari, secrétaire général de l’Unia – le principal syndicat suisse –  à Genève, qui compte 25% de frontaliers parmi ses membres.

 « Nous avons obtenu l’adoption d’une votation à notre initiative, pour que les moyens de l’inspection du travail soient renforcés et qu’un corps d’inspection avec des délégués syndicaux soit créé, afin de lutter contre le dumping salarial, explique Alessandro Pelizzari. Mais c’est aussi sur la précarité du statut que cela se joue. Aujourd’hui, nous voudrions limiter le recours à l’intérim à 20% dans certains secteurs. »

Précarité

En Suisse, l’insertion sur le marché du travail passe souvent par l’intérim. De plus, le CDI est révocable à tout moment sans motif ni indemnités de licenciement. Après un court entretien, un salarié peut être raccompagné à la porte du jour au lendemain et rester chez lui, pendant le temps du préavis.

« On a tout le temps une épée de Damoclès au-dessus de la tête, même en CDI »

Une situation qui peut créer des difficultés : il n’est pas rare que des ménages doivent mettre en vente leurs voitures ou leur maison achetée à crédit… Surtout dans l’horlogerie, où ce système ultra flexible crée une forte pression sur les salariés. « On a tout le temps une épée de Damoclès au-dessus de la tête, même en CDI. Dans mon usine, les contrats s’arrêtent souvent avant 24 mois. Alors on se demande tous les jours comment va l’entreprise », confie Colin, opérateur en commande numérique. 

Les chômeurs à la charge de la protection sociale française

Avant 2008, la Suisse reversait l’intégralité des cotisations chômage qu’elle prélevait sur les salaires des frontaliers à l’Unédic française qui indemnise les chômeurs frontaliers. Un travailleur français qui se retrouve au chômage en Suisse est en effet indemnisé dans son pays de résidence (en l’occurrence par Pôle emploi)4. Mais depuis l’entrée en vigueur d’un règlement européen réactualisé en 2012, la Suisse, comme d’autres pays européens ayant recours au travail frontalier, ne rembourse au pays de résidence que l’équivalent de 3 à 5 mois d’allocations, à partir du moment où le travailleur frontalier a travaillé au moins 12 mois au cours des 24 derniers mois.

« Les modalités d’application, qui garantissent une prise en charge de l’indemnisation chômage du travailleur frontalier par le pays où il réside, ont été conçues à une époque où les échanges étaient beaucoup moins développés qu’aujourd’hui », explique Pierre Cavard, directeur des études et analyses de l’Unédic.

Or depuis 2008, le nombre de demandeurs d’emploi indemnisés sous le statut de frontaliers Suisse a doublé. Qui plus est, entre 2009 et 2012, période de carence juridique pendant laquelle aucune règle de rétrocession n’a été prévue entre les deux pays, l’assurance chômage suisse a encaissé les contributions des frontaliers, soit 270 millions de francs suisses par an, sans remboursement à la France.

En 2015, l’assurance chômage suisse a reversé à l’Unédic 120 millions d’euros de cotisations en guise de compensation… sur les 200 millions d’euros qu’elle a prélevés

L’accord actuellement en vigueur reste déséquilibré : ainsi en 2015, l’assurance chômage suisse a reversé à l’Unédic 120 millions d’euros de cotisations en guise de compensation… sur les 200 millions d’euros qu’elle a prélevés. Autrement dit, la Suisse enregistre une plus-value sur les contributions encaissées, grâce à la libéralisation du travail frontalier. De plus, la même année, le montant total des indemnités chômage versées aux frontaliers s’est élevé à 480 millions d’euros , pour seulement 19 000 allocataires. Soit un tiers du déficit structurel de l’Unédic.5La faute à des salaires élevés côté suisse et surtout à un recours excessif au chômage comme variable d’ajustement du marché du travail.

 

Pour remédier à ce déséquilibre, la solution privilégiée par l’Etat français et soutenue par les partenaires sociaux est de renégocier le chapitre chômage du règlement de coordination des systèmes de sécurité sociale au niveau de l’Union européenne et de s’assurer de son application à la Suisse. La Commission a présenté le 13 décembre 2016 une proposition de révision de la réglementation de l’Union, dans le cadre de la révision des règles applicables aux travailleurs détachés.

Elle  envisage de faire basculer la charge de l’indemnisation du travailleur frontalier de l’Etat de résidence vers l’Etat de dernier emploi lorsque le travailleur frontalier y a travaillé au moins 12 mois. La procédure actuelle de remboursement de 3 à 5 mois d’allocations serait ainsi abolie. Emmanuel Macron a fait du durcissement de cette directive un de ses premiers chevaux de bataille au niveau européen. Les récentes élections allemandes, et le difficile accouchement d’une coalition Outre-Rhin, pourrait cependant retarder la signature d’un nouvel accord, plus équilibré pour tous.

  • 1. L’accord précédent stipulait que les travailleurs devaient habiter à 20 kilomètres de la frontière, avec une durée de résidence minimale de 3 ans.
  • 2. salaire pour 42 heures par semaine, la durée moyenne du travail en Suisse
  • 3. Une votation est un référendum d’initiative populaire, qui peut être initié par des citoyens ou des acteurs sociaux
  • 4. Et inversement : un travailleur suisse qui perd son emploi en France est indemnisé par l’assurance chômage helvétique
  • 5. déficit qui n’est pas lié à la conjoncture économique. Il se calcule sur la moyenne de plusieurs années. Sur la période 2010-2016, il est estimé à -1,5 milliard d’euros en moyenne par an, hors charges d’intérêts